Le joli bureau
Quand je suis passé par là, la première fois, ce n’était qu’un bureau comme les autres, avec des tables de travail, des machines à écrire, des fichiers, des téléphones qui sonnent, et des gens qui répondent au téléphone. Il y avait une demi-douzaine de femmes qui travaillaient là-dedans, mais rien ne permettait de les distinguer des millions d’autres employées de bureau de toute l’Amérique, et aucune d’elles n’était jolie.
Les hommes qui travaillaient dans le bureau étaient tous d’un certain âge, et rien, en eux, ne permettait de penser qu’ils avaient pu être beaux quand ils étaient jeunes, ou qu’ils avaient pu être quoi que ce soit d’ailleurs. Ils ressemblaient tous à des gens dont on oublie les noms.
Ils faisaient ce qu’ils avaient à faire dans le bureau. Rien sur la vitrine ou au-dessus de la porte n’indiquait de quel bureau il s’agissait, c’est pourquoi je n’ai jamais su ce que ces gens faisaient. C’était peut-être une agence d’une grande affaire dont le siège était situé quelque part ailleurs.
Les gens avaient tous l’air de savoir ce qu’ils faisaient, c’est pourquoi je n’ai pas cherché à me renseigner davantage, et je me suis contenté de passer par là deux fois par jour, en allant au travail et en revenant.
Environ une année s’est écoulée, et le bureau n’a pas changé. C’était les mêmes personnes, et il y régnait toujours une certaine activité : rien qu’un petit coin de plus dans l’univers.
Puis un jour que je passais par là en allant au travail, j’ai vu que toutes les femmes ordinaires avaient disparu – envolées – comme si l’air même leur avait donné un nouvel emploi.
Plus la moindre trace de ces femmes, mais à leur place, six filles ravissantes : des blondes et des brunes, et encore bien d’autres, dans de jolis corps, de jolis minois, tous différents, et dans la délicieuse féminité de tout ça… et ces tenues élégantes qui moulaient leurs formes.
Il y avait de généreuses et bien aimables poitrines, et d’autres, petites et mignonnes, et des derrières tentateurs. Partout où je posais les yeux dans ce bureau, il se passait quelque chose d’agréable, sous l’aspect d’une femme.
Que s’était-il passé ? Qu’étaient devenues les autres femmes ? D’où venaient celles-ci ? Elles avaient toutes l’air nouvellement arrivées à San Francisco. Qui avait eu cette idée ? Était-ce là le message profond de Frankenstein ? Mon Dieu, nous avions tous fait erreur alors !
Et maintenant, ça fait une année de plus que je passe par là cinq jours par semaine, et que je fixe intensément la vitrine pour essayer de comprendre : tous ces jolis corps exécutant les tâches qu’on est censé faire là-dedans.
Peut-être que la femme du patron est morte — qu’importe qui est le patron, et lequel c’est — et que c’est ainsi qu’il se venge de toutes ces années de morosité, pour être quitte, comme on dit ; ou peut-être tout simplement qu’il en a eu marre de regarder la télé, le soir.
Ou alors, ce qui s’est passé, je n’en sais rien.
Il y a une fille aux longs cheveux blonds qui répond au téléphone. Il y a une brune adorable qui range quelque chose dans un fichier. Il y a une autre, du genre de celles qui mènent les chorales de supporters, et avec une denture parfaite, qui efface quelque chose. Il y a une brune exotique qui traverse le bureau avec un livre. Il y a une petite fille mystérieuse, avec une bien confortable poitrine, qui enroule une feuille de papier dans une machine. Il y a une grande fille avec une bouche parfaite et un derrière mirobolant, qui colle un timbre sur une enveloppe.
C’est un joli bureau.